vendredi 18 septembre 2009

Le conte du vendredi d'Henri Gougaud


J'arrive il dira
attention il peut être partout

Le monstre

C’est un de ces vieux contes vrais du temps où les bêtes parlaient. Donc, sachez qu’en ces jours bénis vivait la biche la plus belle qui se puisse voir au Mali. Ses yeux ? Deux cieux. Ses cils ? Cent arcs tendus pour capturer ton âme. Son rire ? Une source de vin, et sa grâce une brise fraîche au soleil brûlant de midi. Tous les vivants de la savane, à l’heure où s’en venaient au ciel la lune et son troupeau d’étoiles, semblaient soudain se souvenir qu’ils avaient à lui raconter une urgente histoire d’amour.
Un soir, au crépuscule rouge, comme elle préparait son dîner, un lièvre vient, la queue au vent. Oh, le parfum de la marmite ! La salive lui monte aux dents. Il en bave, son œil s’embrume. Oh, cet appétissant ragoût ! Il en oublie madame Biche. Il se sent une faim de loup. Il couche ses longues oreilles, tend au ciel son museau tremblant et se met à brailler ce chant plus tonitruant qu’un tam-tam de mille démons avinés :
Je suis le monstre imperturbable !
Morbleu ! Je croquerai le nez
Du roi Lion, ce vieux minable
S’il veut m’empêcher de dîner !
La biche entend. Elle s’épouvante. Elle abandonne son fourneau, elle fuit, gémissante, éperdue. Alors le lièvre entre chez elle, il se goinfre, lèche le plat, il pète, il rote et il s’en va.
Le lendemain même tumulte, même fuite, même muflée. Ainsi passent dix crépuscules. Le lièvre prend quelques kilos, la biche flotte dans sa robe. Un jour s’en vient le roi Lion. Il entre, il la voit, il s’étonne. Il fait la grimace, il lui dit :
- Tu as maigri. Tu me déçois. J’espérais te voir plus fringante.
Elle lui répond que chaque nuit un monstre tombe du ciel noir devant la porte de sa case et lui dévore son ragoût.
- Qu’il vienne donc, dit le Lion. Ce soir, ma biche, je te place sous ma royale protection.
Le ciel pâlit, la biche allume un joli feu sous le chaudron. Légumes, boulettes, sel, poivre, bouquet d’épices, tour de main. Un fumet à fondre d’amour va tranquillement prendre l’air. Fracas soudain, tohu-bohu, tintamarre, charivari.
Je suis le monstre imperturbable !
Morbleu ! Je croquerai le nez
Du roi Lion, ce vieux minable
S’il veut m’empêcher de dîner !
- Houlà, danger, sauve qui peut, gémit le monarque à crinière. Fuyez, ma biche, je vous suis ! Débandade. Le lièvre dîne et s’en retourne à son terrier.

Le lendemain vient l’éléphant, puis le zébu, l’hippopotame, le buffle et le serpent python. Crépuscule, boucan d’enfer, épouvante, gémissements. Aucun n’ose affronter le monstre qui, du coup, grossit à vue d’œil.

Un chien s’en vient un soir d’orage. La biche tremblante s’enfouit sous son lit de feuillage sec. Le chant terrible retentit. Aboiement bref dans la cahute. En langage humain :
- Qui va là ?
« Ma parole, se dit le lièvre, ce bougre-là n’a pas eu peur. Serait-il plus monstre que moi ? » Prudent, il risque un œil dedans, voit le chien fermement assis, l’œil sévère, le front hautain. L’autre esquisse un sourire éteint.
- Oh, je vois que la table est mise, dit-il. Eh bien, bon appétit.
Il s’en va dans la brume grise. Il trotte encore, à ce qu’on dit.
(Henri Gougaud, dans « Contes et recettes du monde »)


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