lundi 17 octobre 2011

Le présage






Lui, c’était Barnabé, elle c’était Phrasine. Son vrai nom était Euphrasine mais on le trouvait un peu long. Barnabé ? Un fumeur de pipe. Guère bavard, lent, méthodique, chasseur précis, pêcheur patient, époux tranquille, rassurant, mais pour Phrasine, exaspérant. Car elle était tout son contraire. Midi, minuit, même en dormant, même en se brossant les molaires, elle parlait. Il fallait qu’elle parle. De quoi ? De tout, de leurs voisins, de ce qu’elle aurait fait, c’est sûr, à la place de sa cousine, des intuitions qui lui venaient, évidemment illuminantes, et en tout cas, chaque matin, des rêves (en détail) de sa nuit.




Or, ce jour-là, à son réveil, pas le moindre bout de babil. « Etrange », pense Barnabé. Il risque :

- Tu vas bien, Phrasine ?

- J’ai rêvé d’un mûrier tout noir.

- Oui, et alors ?

- Alors, c’est grave. Rêver d’un mûrier noir est signe de dispute. Rappelle-toi. L’année passée, j’ai rêvé d’une louve blanche, et je t’ai dit : il va neiger.

- Il neigeait depuis quatre jours.

- Mais ce jour-là il a neigé. Tu ne peux dire le contraire.

- D’accord, Phrasine, je me tais.

- Ne me fais pas ton œil malin, je sais très bien ce que tu penses.

- Je ne pense rien.

- Allons donc ! Tu vas encore me sortir que je crois à des fariboles, que tu es homme de bon sens et pourquoi pas ce fichu lièvre que j’ai oublié dans le four, l’autre matin, pauvre de moi! J’avoue, je m’étais endormie.

- C’est que tu étais fatiguée.



- Et pourquoi j’étais fatiguée ? Tous les soirs tu rentres, tranquille, ta pipe, ton feu, ton fauteuil. Tu n’es pas une âme sensible. Je le constate, voilà tout. Tu ne te rends même pas compte du travail que j’abats ici. Pas le moindre instant de repos. Et tu oses me reprocher le seul dîner carbonisé en plus de vingt ans de mariage ? Vingt ans de jeunesse perdue à trimer pour toi, jour et nuit, quelques minutes de fatigue, et voilà, disqualifiée. C’est trop injuste, franchement !

- Mais je ne te reproche rien.

- Si, tu l’as dit. En toutes lettres. « C’est que tu étais fatiguée ». Tu ne vas pas mentir, en plus.

- Ecoute, Phrasine, ma bonne.

- Je ne suis pas ta bonne !

- Bien. Je refuse de discuter.

- De toute façon, c’est fatal. Rêver d’un mûrier noir, tu penses ! La dispute vient, je la sens.

- Mais non, mais non, Phrasine, allons.

- Tu ne veux pas voir l’évidence. Les présages de cette sorte ne mentent jamais, Barnabé.

- Nous ne nous disputerons pas.

- Si !

- Non et non, bougre de carne !



Barnabé empoigne une chaise et la brise contre le mur. C’est un calme, mais tout de même. Phrasine s’arme d’un poêlon et d’une louche à manche long. Fracas, insultes, braillements. Les voisins accourent. Du calme ! Phrasine, Barnabé, allons, soyez raisonnables, que diable ! On les sépare, on sert à boire. Embrassez-vous. Ouf, c’est fini.

- Pourquoi donc, mes pauvres amis, vous être chamaillés ainsi ?

- C’est à cause d’un mûrier noir, soupire Barnabé, l’air sombre.

Il ne veut pas en dire plus. Il fait « bof » du bout de la bouche. A Phrasine la conclusion :

- Tu vois bien que j’avais raison.




(Henri Gougaud, Le livre des chemins)

1 commentaire:

  1. Je les aime bien ces deux là ! Je suis sûre qu'il y a tout plein de couples qui fonctionnent comme cela.

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